EMBRASSE MOI, ALTESSE
CHAPITRE 1
Aujourd'hui, c'est mon jour préféré de tous les jours de fêtes. Et de loin ! Le carnaval de Pombrio l'emporte sur mon anniversaire, Noël et même les jours de sortie de mes guides de voyage L'Europe avec un gros budget. Aucun autre événement — et surtout pas un qui se tient ici, au palais royal — ne me permet de me détendre et de m'amuser de la sorte.
L'anonymat est un cadeau dont on ne se lasse pas.
Ce soir, mes chers sujets, la blonde qui se tient devant vous n'est pas la princesse Eugénie. Elle n'est même pas blonde, d'ailleurs. C'est juste une noctambule parmi d’autres, en robe à crinoline, perruque poudrée et loup noir en dentelle.
Audrey, dans sa tenue de Pirates des Caraïbes, armée d'un véritable sabre, se faufile dans la foule flamboyante à mes côtés. Je me délecte de ne pas être recherchée, saluée, remarquée... Cela ne me dérange même pas d'être bousculée ! Ça prouve bien que l'on ne me reconnaît pas.
Audrey, elle, grogne à chaque bousculade. Ancienne militaire, rompue à la protection rapprochée, elle risque de se faire trop remarquer, malgré son costume cool. Sa vigilance extrême et la façon dont elle scrute la salle pourraient nous trahir. Là où d'autres balayent la foule du regard à la recherche d'un partenaire de danse, le langage corporel de Mademoiselle Audrey Zanata véhicule une tout autre intention, qui pourrait se traduire ainsi : « Je vous ai à l'œil, vous tous ! Alors n'y pensez même pas ! »
Cela dit, elle sait qu'il vaut mieux ne pas passer à tabac ceux qui me bousculent malencontreusement. Sa future carrière dépend de la finesse avec laquelle elle saura jongler entre ma sécurité, qui est sa raison d'être, et notre anonymat, qui est mon objectif pour ce soir. Audrey et moi en sommes au septième jour de sa période d'essai, et demain il faudra que je décide si je l’embauche comme garde du corps.
La grande salle des fêtes, drapée d'or et de cristal et bourdonnante de l'énergie du bal masqué, offre un spectacle éblouissant. La majorité de la haute société de Mont Évor est là, à faire la fête sous les lustres géants. Cachés derrière des masques ornés et des perruques travaillées, les nobles et les membres de la famille royale valsent à travers la salle au son somptueux de l'orchestre royal, ou bien discutent en petits groupes, ou encore s'engagent à deux dans le jeu de la séduction.
Je scrute les silhouettes et les visages autour de moi.
Sera-t-il là ? Le reconnaîtrais-je si c’était le cas ?
Ce sont des questions purement rhétoriques, car Henri de Bellay n'a pas plus de raison d'être ici que l'année dernière, ou l'année d'avant, ou à n'importe quel moment au cours des dix dernières années. Il se trouve probablement en France, où il vit. De plus, même si je le reconnaissais après toutes ces années, ce n'est pas comme si j'allais m'approcher de lui pour lui faire un petit coucou.
Mais juste au cas où nous nous croiserions ce soir, je me suis arrangée pour qu'il soit quasi impossible de me reconnaître. En plus du costume, du loup et de la perruque, je porte des lentilles teintées marron. Je me suis également entraînée à moduler ma voix pour pouvoir parler dans un registre plus grave que mon ton normal.
Tant d'efforts pour me dissimuler à quelqu'un qui n'est pas là !
À ma décharge, tous ces efforts ne sont pas exclusivement destinés à Henri. J'espère que cela m'aidera aussi à éviter mes prétendants actuels, le marquis Julian Castellane étant le plus insistant du lot.
Je n'aurais jamais dû coucher avec lui ! Sans surprise, j'ai trouvé l'expérience médiocre. Mais il y a pire. Mon manque de discernement a catapulté Julian de la place de soupirant parmi d'autres à celle de « favori » qui croit que ce n'est qu'une question de temps avant que je ne lui appartienne.
Arf ! S'il est là ce soir, je vais devoir discuter avec lui, danser avec lui et subir ses incessants rappels sur son statut de futur duc de Rohinn. Bref, il gâcherait irrémédiablement ma journée préférée de l'année.
— Pst, Audrey, dis-je par-dessus la musique.
Elle se retourne, sa main allant instinctivement attraper son véritable pistolet, habilement déguisé en accessoire parmi son attirail.
Je me racle la gorge.
— Euh... J'ai besoin que tu me laisses un peu d'espace.
Elle cligne des yeux, sans saisir le sens de mon propos, mais je poursuis :
— Tu sais, je suis parfaitement en sécurité ici. Vu le nombre d'agents de sécurité du palais mobilisés, la vidéosurveillance, les portiques, les contrôles d'identité à l'entrée et j'en passe, il n'y a aucun risque qu'il m'arrive quelque chose.
Elle fronce les sourcils.
— Le risque zéro n'existe pas.
— Il est proche de zéro, alors. Écoute, je ne veux pas sortir le grand jeu, alors ce n'est pas un ordre. C'est une demande.
Elle hésite.
Je presse mes paumes l'une contre l'autre.
— S'il te plaît ? Je te promets que je ne quitterai pas la salle !
— D'accord, concède-t-elle finalement. Mais je garderai un œil sur vous de loin.
Je laisse échapper un soupir.
— Entendu.
Elle se replie et se fond dans la foule, sans pour autant me quitter des yeux.
Enfin libre, je traverse la salle au doux balancement des crinolines de ma robe. C'est une tenue baroque qui plonge audacieusement sur le devant et dénude mes épaules. Je l'ai payée au prix fort, tout en sachant que je ne la porterai plus jamais.
Être princesse a ses avantages.
Les effluves de parfums de créateurs et celles des bougies aux senteurs subtiles se mélangent dans l'air alors que je m'enfonce un peu plus dans la foule. Un homme masqué en costume de la Renaissance s'approche de moi.
Ma première réaction est le soulagement quand je constate que ce n'est pas Julian. La deuxième est la déception que ce ne soit pas Henri. Sapristi ! Il faut vraiment que j'arrête de m'attendre à le croiser ce soir. Il est de l'autre côté des Alpes. Et même s'il se trouve à Mont Évor aujourd'hui, il serait en train de faire la fête ailleurs. Il pourrait être aux assemblées de Pombrio, chez un ami, ou dans un pub – peu importe, tant que le qualificatif « royal » ne figure pas dans le nom du lieu.
— Le mystère est partout ce soir, n'est-ce pas ? dit l'homme qui n'est ni Henri ni Julian. M'accorderiez-vous cette danse, Mademoiselle ?
Il me tend une main gantée.
Je la prends, et je réponds d'une voix plus grave :
— Le mystère est l’autre nom du carnaval de Pombrio.
Nous rejoignons les couples qui valsent et je suis plutôt contente : il danse bien, sa conversation n'est pas trop pénible. Et pourtant, alors que nous virevoltons, je ne peux m'empêcher de scruter la foule.
Le type au fond de la salle, pourrait-ce être Henri ? Et l'autre, plus près de nous ? Après dix ans, serais-je même capable de le repérer en costume ?
La danse se termine.
Mon partenaire me salue.
— Merci ! J'ai beaucoup apprécié notre danse. Puis-je vous offrir un rafraîchissement ?
Je décline poliment et il se retire sans insister, en interprétant correctement ma réaction. Le parfait gentleman qui sait reconnaître un « non » et qui passe à autre chose sans prendre le rejet comme une insulte à sa fierté masculine.
Si seulement tous les hommes étaient comme ça !
J'entrevois Audrey grâce à sa tenue de pirate, qui contraste drôlement avec les robes sensuelles des dames autour d'elle. Elle m'observe de loin, comme elle l'avait annoncé.
Bon, passons.
Je me fraye à nouveau un chemin à travers la salle. La musique entraînante emplit l'air, guidant les couples qui valsent dans un enchaînement si gracieux et si bien synchronisé qu'on pourrait croire qu'il a été répété. Les rires, le bruissement des soieries, les flirts à gauche et à droite et le tintement des verres ajoutent à la fête.
Un autre monsieur en costume d'époque se dirige vers moi, avec une intention claire dans son regard concentré. Il a l'air assez plaisant. Je n'ai absolument aucune raison de ne pas profiter d'une autre danse avec un autre inconnu. C'est pour ça qu’on est tous ici, après tout ! Pourtant, je me détourne brusquement et me dirige vers la droite pour m'éclipser dans la masse.
Puis le temps s'arrête.
Un verre à la main, nonchalamment adossé au mur comme si le monde lui appartenait, se tient nul autre qu'Henri.
L'anonymat est un cadeau dont on ne se lasse pas.
Ce soir, mes chers sujets, la blonde qui se tient devant vous n'est pas la princesse Eugénie. Elle n'est même pas blonde, d'ailleurs. C'est juste une noctambule parmi d’autres, en robe à crinoline, perruque poudrée et loup noir en dentelle.
Audrey, dans sa tenue de Pirates des Caraïbes, armée d'un véritable sabre, se faufile dans la foule flamboyante à mes côtés. Je me délecte de ne pas être recherchée, saluée, remarquée... Cela ne me dérange même pas d'être bousculée ! Ça prouve bien que l'on ne me reconnaît pas.
Audrey, elle, grogne à chaque bousculade. Ancienne militaire, rompue à la protection rapprochée, elle risque de se faire trop remarquer, malgré son costume cool. Sa vigilance extrême et la façon dont elle scrute la salle pourraient nous trahir. Là où d'autres balayent la foule du regard à la recherche d'un partenaire de danse, le langage corporel de Mademoiselle Audrey Zanata véhicule une tout autre intention, qui pourrait se traduire ainsi : « Je vous ai à l'œil, vous tous ! Alors n'y pensez même pas ! »
Cela dit, elle sait qu'il vaut mieux ne pas passer à tabac ceux qui me bousculent malencontreusement. Sa future carrière dépend de la finesse avec laquelle elle saura jongler entre ma sécurité, qui est sa raison d'être, et notre anonymat, qui est mon objectif pour ce soir. Audrey et moi en sommes au septième jour de sa période d'essai, et demain il faudra que je décide si je l’embauche comme garde du corps.
La grande salle des fêtes, drapée d'or et de cristal et bourdonnante de l'énergie du bal masqué, offre un spectacle éblouissant. La majorité de la haute société de Mont Évor est là, à faire la fête sous les lustres géants. Cachés derrière des masques ornés et des perruques travaillées, les nobles et les membres de la famille royale valsent à travers la salle au son somptueux de l'orchestre royal, ou bien discutent en petits groupes, ou encore s'engagent à deux dans le jeu de la séduction.
Je scrute les silhouettes et les visages autour de moi.
Sera-t-il là ? Le reconnaîtrais-je si c’était le cas ?
Ce sont des questions purement rhétoriques, car Henri de Bellay n'a pas plus de raison d'être ici que l'année dernière, ou l'année d'avant, ou à n'importe quel moment au cours des dix dernières années. Il se trouve probablement en France, où il vit. De plus, même si je le reconnaissais après toutes ces années, ce n'est pas comme si j'allais m'approcher de lui pour lui faire un petit coucou.
Mais juste au cas où nous nous croiserions ce soir, je me suis arrangée pour qu'il soit quasi impossible de me reconnaître. En plus du costume, du loup et de la perruque, je porte des lentilles teintées marron. Je me suis également entraînée à moduler ma voix pour pouvoir parler dans un registre plus grave que mon ton normal.
Tant d'efforts pour me dissimuler à quelqu'un qui n'est pas là !
À ma décharge, tous ces efforts ne sont pas exclusivement destinés à Henri. J'espère que cela m'aidera aussi à éviter mes prétendants actuels, le marquis Julian Castellane étant le plus insistant du lot.
Je n'aurais jamais dû coucher avec lui ! Sans surprise, j'ai trouvé l'expérience médiocre. Mais il y a pire. Mon manque de discernement a catapulté Julian de la place de soupirant parmi d'autres à celle de « favori » qui croit que ce n'est qu'une question de temps avant que je ne lui appartienne.
Arf ! S'il est là ce soir, je vais devoir discuter avec lui, danser avec lui et subir ses incessants rappels sur son statut de futur duc de Rohinn. Bref, il gâcherait irrémédiablement ma journée préférée de l'année.
— Pst, Audrey, dis-je par-dessus la musique.
Elle se retourne, sa main allant instinctivement attraper son véritable pistolet, habilement déguisé en accessoire parmi son attirail.
Je me racle la gorge.
— Euh... J'ai besoin que tu me laisses un peu d'espace.
Elle cligne des yeux, sans saisir le sens de mon propos, mais je poursuis :
— Tu sais, je suis parfaitement en sécurité ici. Vu le nombre d'agents de sécurité du palais mobilisés, la vidéosurveillance, les portiques, les contrôles d'identité à l'entrée et j'en passe, il n'y a aucun risque qu'il m'arrive quelque chose.
Elle fronce les sourcils.
— Le risque zéro n'existe pas.
— Il est proche de zéro, alors. Écoute, je ne veux pas sortir le grand jeu, alors ce n'est pas un ordre. C'est une demande.
Elle hésite.
Je presse mes paumes l'une contre l'autre.
— S'il te plaît ? Je te promets que je ne quitterai pas la salle !
— D'accord, concède-t-elle finalement. Mais je garderai un œil sur vous de loin.
Je laisse échapper un soupir.
— Entendu.
Elle se replie et se fond dans la foule, sans pour autant me quitter des yeux.
Enfin libre, je traverse la salle au doux balancement des crinolines de ma robe. C'est une tenue baroque qui plonge audacieusement sur le devant et dénude mes épaules. Je l'ai payée au prix fort, tout en sachant que je ne la porterai plus jamais.
Être princesse a ses avantages.
Les effluves de parfums de créateurs et celles des bougies aux senteurs subtiles se mélangent dans l'air alors que je m'enfonce un peu plus dans la foule. Un homme masqué en costume de la Renaissance s'approche de moi.
Ma première réaction est le soulagement quand je constate que ce n'est pas Julian. La deuxième est la déception que ce ne soit pas Henri. Sapristi ! Il faut vraiment que j'arrête de m'attendre à le croiser ce soir. Il est de l'autre côté des Alpes. Et même s'il se trouve à Mont Évor aujourd'hui, il serait en train de faire la fête ailleurs. Il pourrait être aux assemblées de Pombrio, chez un ami, ou dans un pub – peu importe, tant que le qualificatif « royal » ne figure pas dans le nom du lieu.
— Le mystère est partout ce soir, n'est-ce pas ? dit l'homme qui n'est ni Henri ni Julian. M'accorderiez-vous cette danse, Mademoiselle ?
Il me tend une main gantée.
Je la prends, et je réponds d'une voix plus grave :
— Le mystère est l’autre nom du carnaval de Pombrio.
Nous rejoignons les couples qui valsent et je suis plutôt contente : il danse bien, sa conversation n'est pas trop pénible. Et pourtant, alors que nous virevoltons, je ne peux m'empêcher de scruter la foule.
Le type au fond de la salle, pourrait-ce être Henri ? Et l'autre, plus près de nous ? Après dix ans, serais-je même capable de le repérer en costume ?
La danse se termine.
Mon partenaire me salue.
— Merci ! J'ai beaucoup apprécié notre danse. Puis-je vous offrir un rafraîchissement ?
Je décline poliment et il se retire sans insister, en interprétant correctement ma réaction. Le parfait gentleman qui sait reconnaître un « non » et qui passe à autre chose sans prendre le rejet comme une insulte à sa fierté masculine.
Si seulement tous les hommes étaient comme ça !
J'entrevois Audrey grâce à sa tenue de pirate, qui contraste drôlement avec les robes sensuelles des dames autour d'elle. Elle m'observe de loin, comme elle l'avait annoncé.
Bon, passons.
Je me fraye à nouveau un chemin à travers la salle. La musique entraînante emplit l'air, guidant les couples qui valsent dans un enchaînement si gracieux et si bien synchronisé qu'on pourrait croire qu'il a été répété. Les rires, le bruissement des soieries, les flirts à gauche et à droite et le tintement des verres ajoutent à la fête.
Un autre monsieur en costume d'époque se dirige vers moi, avec une intention claire dans son regard concentré. Il a l'air assez plaisant. Je n'ai absolument aucune raison de ne pas profiter d'une autre danse avec un autre inconnu. C'est pour ça qu’on est tous ici, après tout ! Pourtant, je me détourne brusquement et me dirige vers la droite pour m'éclipser dans la masse.
Puis le temps s'arrête.
Un verre à la main, nonchalamment adossé au mur comme si le monde lui appartenait, se tient nul autre qu'Henri.