LE PRINCE IMPRÉVU
(CORTÈGE ROYAL, TOME 2)
CHAPITRE 1
SACHA
Et merde, le voici qui arrive, un verre de vin à la main.
Tout sourire, à quelques mètres de moi, Jorg désigne la somptueuse table du buffet et fait mine de me rapporter quelque chose à manger ou à boire si je le souhaite.
Je secoue la tête négativement.
Comme je lui ai répondu, il est désormais trop tard pour faire semblant de ne pas l’avoir vu et me précipiter aux toilettes. Ou vers Maman et Papa. Ou vers ma sœur Patricia et son fiancé Damien, dont nous célébrons les fiançailles ce soir dans ce lieu parisien exclusif. Ou même vers la piste de danse.
Pourvu qu'il ne m'invite pas à danser !
— Alexandra ! s'exclame Jorg en s'arrêtant à côté de moi. Je veux dire, Sacha. C'est comme ça que vos amis et... hic... votre famille vous appelle, non ? Je vous cherchais partout... hic.
— Ah oui ?
Eh bien, tu n’allais pas me trouver au fond d’un verre !
Ce diplomate suisse, ami de l’influent fiancé de mon avocate de sœur, était déjà bien alcoolisé il y a une heure, quand il m'a entraînée sur la piste de danse. Heureusement pour moi, la musique s'est arrêtée après une seule danse. Nous sommes sortis sur le balcon où il m'a raconté bien plus que je ne voulais en savoir sur sa vie, en passant par sa récente belle promotion et sa recherche de l'âme sœur.
Aussi poliment que possible, j'ai essayé de lui faire comprendre qu'il ferait mieux de chercher ailleurs.
Malheureusement, Patricia lui avait affirmé que j'étais célibataire et hétérosexuelle. En se basant sur ces deux précieux indices, il avait supposé que je chercherais désespérément quelqu'un avec qui m'amuser cette nuit.
Mais je m'amuse déjà tellement avec mon appareil de dialyse !
Je passe plusieurs heures, cinq jours sur sept, attachée à ce générateur qui filtre mon sang. Je suis sous hémodialyse à domicile depuis que j'ai reçu une greffe de rein et qu'elle a presque immédiatement échoué. Avant, je me faisais dialyser dans un centre. Être obligée de faire tous ces allers-retours pour passer autant d’heures dans un lieu déprimant me privait de mon indépendance et me pompait toute mon énergie à petit feu. Je détestais tellement ces moments que j'ai exigé une formation pour pouvoir être dialysée chez moi.
Et c'est ce que je fais depuis quatre ans. En théorie, Maman m’aide dans ces soins. Mais son rôle consiste simplement à être présente dans mon appartement pendant les heures où je vais dans la pièce de dialyse, où je prépare le matériel, connecte les aiguilles et gère mon traitement, telle la femme autonome que je suis.
Jorg, qui divaguait sur je ne sais quoi, s’arrête et demande :
— On danse ?
Ses yeux roulent en arrière pendant une seconde et il tangue, mais il se reprend et retrouve un peu de stabilité.
Je suis tentée de répondre : « Avec plaisir ! Mais en es-tu capable ? »
Bon, ce serait vraiment grossier, même pour une irrécupérable cynique comme moi. Et puis, en tant que journaliste, ce n'est jamais une bonne idée de mettre dans l'embarras ou de faire fuir un diplomate bavard, qui peut s'avérer être une source de précieuses informations.
Heureusement, je n'ai pas besoin de me montrer malpolie avec Jorg pour éviter d’avoir à danser avec lui. Il me suffit de recourir à l'une de mes deux stratégies de défense habituelles. Toutes deux sont infaillibles et ont été testées pour repousser une pléiade d'hommes, trois femmes et un petit chien en rut. Sans succès dans le dernier cas.
La première stratégie consiste en une attaque éclair, une sorte de blitzkrieg, si l’on veut. Tout d'abord, j'envoie la cavalerie, c'est-à-dire que je remonte ma manche et montre la fistule noueuse qui serpente sur mon avant-bras gauche. Pendant que le prétendant a les yeux exorbités d'horreur, je déploie l'artillerie lourde en lui parlant de mes traitements, de mon pronostic et de mon espérance de vie, sans expurger les détails macabres.
Cette approche est extrêmement efficace. L'admirateur se retire en général en quelques minutes et ne revient jamais. Mais bon, ça reste quand-même un peu brutal.
J'ai recours à la deuxième stratégie lorsque je suis plus encline à parler qu'à exhiber mon avant-bras flippant. Cette méthode vise à ennuyer le prétendant à mort en détaillant les recherches que je mène pour mon livre. Lorsqu'il me demande ce que j'aime et ce que je n'aime pas, je parle de mes recherches d’archives. Il me presse pour une anecdote impliquant une célébrité que j'ai interviewée ? Paf ! Je radote sur mes recherches d’archives. Il ne parle que de lui ? Bim ! Je le coupe avec mes recherches d’archives.
Ça marche du tonnerre.
— Je ne suis pas d'humeur à danser, dis-je à Jorg. Veux-tu que je te parle du livre que j'écris ?
— Oh oui !
Il est trop chou ! Il n'a aucune idée de ce qui l'attend.
— C'est une biographie, je commence.
— D'une star de cinéma ?
— Non, d'une amazone royaliste.
Il me fixe, le regard vide.
Je m'éclaircis la gorge et adopte mon ton le plus intello.
— On a beaucoup écrit sur les femmes qui ont joué un rôle important lors de la Révolution française. Je ne doute pas que tu aies lu de nombreux livres sur elles.
— Euh... Sans doute.
— Je suis certaine que tu t'es demandé pourquoi personne n'a écrit sur les femmes qui étaient contre la Révolution.
— Effectivement, dit-il en baissant les yeux sur ses chaussures. Je me suis beaucoup interrogé à ce sujet. Hic !
— Moi aussi ! Ce qui est particulièrement incompréhensible, c'est que nous savons peu de choses des femmes qui ont combattu aux côtés des paysans vendéens lors de l'insurrection de 1793, également connue sous le nom de Guerre en Vendée ou de Chouanneries.
— Oui. Incompréhensible.
— Les contemporains de ces femmes les appelaient Amazones, je résume, yeux plissés. Tu le savais, n'est-ce pas ?
— Oui. Heu. Bien sûr. Les célèbres... hic... Amazones de Vendée.
Ses yeux commencent à fuir à gauche et à droite.
Je m'en sors très bien ! Encore quelques minutes et il s'éloignera à la recherche de quelqu'un d'autre avec qui flirter.
— Tu ne vas pas me croire, dis-je, mais à part quelques brèves mentions, il n’y presque rien sur Marie Sullivan, Breteuil de son nom de jeune fille, qui est pourtant, à mon avis, la plus intéressante de toutes les Amazones.
— Ah !
Je tape des mains, ignorant son manque d'enthousiasme.
— Tu dois brûler d'envie de savoir pourquoi je crois qu'elle est l'Amazone la plus captivante !
— J'ai hâte de le savoir.
— Marie s'est battue comme une lionne, couvrant la retraite des troupes insurgées du Mans, une fois la bataille perdue. Mais ce n'est pas tout. Elle a également écrit des poèmes et a sans doute rédigé des essais, même si je ne les ai pas encore trouvés.
— Waouh.
Sa voix est plate et ses pieds ne sont plus tournés vers moi mais légèrement vers l'extérieur.
On y est presque !
— C'est hallucinant, je poursuis, que nous en sachions si peu sur cette femme remarquable à cause du peu d'intérêt que les historiens lui ont porté. On ne connait pas son lieu de naissance, et sa vie avant 1792 reste entourée de mystère.
— Hum-hum.
— Était-elle seulement originaire de Vendée ? je continue. Dans ses poèmes, elle utilise des termes et des expressions en vogue en dialecte savoyard de l'époque. Était-elle alors originaire de Savoie ou même de Suisse, comme toi ?
— Ou de Mont Évor.
— Pardon ? je demande en fronçant les sourcils. Tu as dit « Mont Évor » ? Je n'ai jamais entendu ce nom auparavant.
— Moi non plus, pas avant ma promotion.
— Raconte !
Il se penche vers moi et me fait un clin d'œil.
— Ça existe ! Je veux dire, c'est un endroit réel. Je veux dire... hic... un pays. Le représentant des Services de renseignement suisses à l'ambassade m'a briefé dessus il y a quelques jours.
Il lève les mains de part et d'autre de sa tête et écarte ses doigts comme si cette information avait fait exploser son cerveau.
Est-ce qu'il vient de dire ce que je pense qu'il a dit ? Un pays ? Était-ce une ânerie d’alcoolo ou bien l'alcool le fait-il déballer une information hautement confidentielle qu'il n'aurait jamais révélée autrement ?
Mais comment serait-ce possible ?
— Un pays, rien que ça ? je me moque. Mais où trouverait-on de la place sur la carte surchargée de l'Europe pour un pays secret ?
— C'est une minuscule principauté dans les Alpes.
— Mais...
— Et certains autochtones vivent parmi nous en se cachant à la vue de tous ! lance-t-il en regardant autour de lui avant de baisser sa voix pour chuchoter : Il y a ce chirurgien esthétique à Cannes, Arnaud Launay...
— Ce nom m’évoque quelque chose... Ah oui ! Elle a fait un reportage sur lui il y a quelques mois.
Je me souviens du portrait qui illustrait l'article. Il ne fait aucun doute que le magazine l’a photographié sous la lumière la plus flatteuse, mais quand même, le gars reste un beau gosse, du genre qui pousse les femmes à faire des trucs dingues pour avoir une chance de passer une semaine dans ses bras.
— Apparemment, c'est un Évorien, murmure Jorg, l’haleine empestant l'alcool. Et pas du menu fretin !
Il se trouve que je vais à Cannes la semaine prochaine pour couvrir le Festival pour Voilà.
C'est un signe.
— Que peux-tu me dire d'autre sur Mont Évor ? je demande à Jorg.
Il ouvre la bouche pour dire quelque chose, mais il rote, s’étouffe à moitié et finit par se vomir dessus.
Plusieurs personnes, dont Damien, se précipitent vers nous. Damien s'excuse pour son ami. Deux autres gars conduisent Jorg vers la sortie, tandis que Damien appelle un taxi.
Je m'éloigne de l'endroit malodorant et me dirige vers le balcon pour prendre l'air. En moins d'une minute, Patricia me rejoint.
— Je suis vraiment désolée que Jorg ait vomi devant toi, dit-elle.
— Au moins, il a eu la courtoisie de ne pas me vomir dessus, alors t'inquiète !
Elle scrute mon visage.
— Avoue-le, tu es soulagée, n'est-ce pas ? Tu sais, il essayait juste de te faire la conversation, de danser avec toi, de te faire sortir de ta zone de confort...
— N’exagère pas ! Je converse tous les jours avec plein de monde et je danse souvent.
— Tu parles avec tes amis ou tes collègues, argue-t-elle. Mais jamais un célibataire en vue.
— Ils finissent toujours par me décevoir, comme ton copain Jorg, fais-je remarquer en haussant les épaules. Je me préserve, c’est tout.
Elle me lance un regard las.
— Tu veux te protéger, je le comprends parfaitement. Tu es sur tes gardes à cause de ton état, et à cause de la façon dont ton imbécile d'ex...
— Ce n'est pas vrai ! Enfin, pas totalement vrai.
— Tu n'as pas eu de petit ami depuis qu'il t'a larguée, Sacha ! C'était il y a quatre ans. Quatre ans ! À vingt-huit ans, tu ne crois pas qu’il serait temps de te remettre en selle ?
— Je n'ai rencontré personne d'assez intéressant pour avoir envie de m’encombrer d’une relation de couple.
— Tu n'as pas eu de relations courtes non plus. Pas même un plan cul !
— Et qu'est-ce que tu en sais ? je demande en la regardant fixement. As-tu fait installer une caméra cachée dans mon appart ?
En vérité, elle n'en a pas besoin. Maman vient chez moi presque tous les soirs. Elle sait tout. Et, visiblement, elle partage ses informations avec Patricia. Argh !
L'expression de ma sœur s'adoucit.
— Si tu acceptes mon rein, tu pourras vivre une vie normale.
— Ma vie est parfaitement normale, dis-je en me hérissant. De plus, j'ai déjà reçu un rein. Mais mon corps l'a tout de suite rejeté et si résolument qu'on a dû m'ouvrir de nouveau pour le retirer.
— Ce rein provenait d'un donneur décédé non apparenté. Tu aurais beaucoup, beaucoup plus de chances avec le mien.
Je relève le menton.
— Merci, mais non merci. Je préfère être sous dialyse plutôt que de subir une nouvelle transplantation et voir le greffon rejeté une fois de plus !
En plus, la perspective que ma petite sœur se fasse prélever un organe pour rien me terrifie. Si mon système immunitaire tue à nouveau la greffe – ce qui est fort probable – elle m'en voudra pour le restant de ma vie. Et je me détesterai pour le restant de la mienne...
— Son visage se décompose.
Félicitations, Sacha ! Tu as réussi à vexer ta sœur le jour de ses fiançailles. Il faut que je dise un truc, n’importe quoi qu'elle sera contente d'entendre... Ça y est, j'ai trouvé !
Je lui adresse un grand sourire.
— Tu sais quoi ? Je vais appeler Jorg demain.
— C’est vrai ? Tu vas lui donner une chance malgré tout ?
— Ce serait malpoli de ne pas le remercier d'avoir dirigé le vomi sur lui plutôt que sur moi.
Elle hoche la tête, visiblement rassurée.
Ce que je ne lui dis pas, c'est que je n'ai aucune intention de sortir avec Jorg. Mais j'ai résolument l'intention d'en savoir plus sur ce pays secret dont il a fait mention, Mont Évor.
FIN DU CHAPITRE 1
Tout sourire, à quelques mètres de moi, Jorg désigne la somptueuse table du buffet et fait mine de me rapporter quelque chose à manger ou à boire si je le souhaite.
Je secoue la tête négativement.
Comme je lui ai répondu, il est désormais trop tard pour faire semblant de ne pas l’avoir vu et me précipiter aux toilettes. Ou vers Maman et Papa. Ou vers ma sœur Patricia et son fiancé Damien, dont nous célébrons les fiançailles ce soir dans ce lieu parisien exclusif. Ou même vers la piste de danse.
Pourvu qu'il ne m'invite pas à danser !
— Alexandra ! s'exclame Jorg en s'arrêtant à côté de moi. Je veux dire, Sacha. C'est comme ça que vos amis et... hic... votre famille vous appelle, non ? Je vous cherchais partout... hic.
— Ah oui ?
Eh bien, tu n’allais pas me trouver au fond d’un verre !
Ce diplomate suisse, ami de l’influent fiancé de mon avocate de sœur, était déjà bien alcoolisé il y a une heure, quand il m'a entraînée sur la piste de danse. Heureusement pour moi, la musique s'est arrêtée après une seule danse. Nous sommes sortis sur le balcon où il m'a raconté bien plus que je ne voulais en savoir sur sa vie, en passant par sa récente belle promotion et sa recherche de l'âme sœur.
Aussi poliment que possible, j'ai essayé de lui faire comprendre qu'il ferait mieux de chercher ailleurs.
Malheureusement, Patricia lui avait affirmé que j'étais célibataire et hétérosexuelle. En se basant sur ces deux précieux indices, il avait supposé que je chercherais désespérément quelqu'un avec qui m'amuser cette nuit.
Mais je m'amuse déjà tellement avec mon appareil de dialyse !
Je passe plusieurs heures, cinq jours sur sept, attachée à ce générateur qui filtre mon sang. Je suis sous hémodialyse à domicile depuis que j'ai reçu une greffe de rein et qu'elle a presque immédiatement échoué. Avant, je me faisais dialyser dans un centre. Être obligée de faire tous ces allers-retours pour passer autant d’heures dans un lieu déprimant me privait de mon indépendance et me pompait toute mon énergie à petit feu. Je détestais tellement ces moments que j'ai exigé une formation pour pouvoir être dialysée chez moi.
Et c'est ce que je fais depuis quatre ans. En théorie, Maman m’aide dans ces soins. Mais son rôle consiste simplement à être présente dans mon appartement pendant les heures où je vais dans la pièce de dialyse, où je prépare le matériel, connecte les aiguilles et gère mon traitement, telle la femme autonome que je suis.
Jorg, qui divaguait sur je ne sais quoi, s’arrête et demande :
— On danse ?
Ses yeux roulent en arrière pendant une seconde et il tangue, mais il se reprend et retrouve un peu de stabilité.
Je suis tentée de répondre : « Avec plaisir ! Mais en es-tu capable ? »
Bon, ce serait vraiment grossier, même pour une irrécupérable cynique comme moi. Et puis, en tant que journaliste, ce n'est jamais une bonne idée de mettre dans l'embarras ou de faire fuir un diplomate bavard, qui peut s'avérer être une source de précieuses informations.
Heureusement, je n'ai pas besoin de me montrer malpolie avec Jorg pour éviter d’avoir à danser avec lui. Il me suffit de recourir à l'une de mes deux stratégies de défense habituelles. Toutes deux sont infaillibles et ont été testées pour repousser une pléiade d'hommes, trois femmes et un petit chien en rut. Sans succès dans le dernier cas.
La première stratégie consiste en une attaque éclair, une sorte de blitzkrieg, si l’on veut. Tout d'abord, j'envoie la cavalerie, c'est-à-dire que je remonte ma manche et montre la fistule noueuse qui serpente sur mon avant-bras gauche. Pendant que le prétendant a les yeux exorbités d'horreur, je déploie l'artillerie lourde en lui parlant de mes traitements, de mon pronostic et de mon espérance de vie, sans expurger les détails macabres.
Cette approche est extrêmement efficace. L'admirateur se retire en général en quelques minutes et ne revient jamais. Mais bon, ça reste quand-même un peu brutal.
J'ai recours à la deuxième stratégie lorsque je suis plus encline à parler qu'à exhiber mon avant-bras flippant. Cette méthode vise à ennuyer le prétendant à mort en détaillant les recherches que je mène pour mon livre. Lorsqu'il me demande ce que j'aime et ce que je n'aime pas, je parle de mes recherches d’archives. Il me presse pour une anecdote impliquant une célébrité que j'ai interviewée ? Paf ! Je radote sur mes recherches d’archives. Il ne parle que de lui ? Bim ! Je le coupe avec mes recherches d’archives.
Ça marche du tonnerre.
— Je ne suis pas d'humeur à danser, dis-je à Jorg. Veux-tu que je te parle du livre que j'écris ?
— Oh oui !
Il est trop chou ! Il n'a aucune idée de ce qui l'attend.
— C'est une biographie, je commence.
— D'une star de cinéma ?
— Non, d'une amazone royaliste.
Il me fixe, le regard vide.
Je m'éclaircis la gorge et adopte mon ton le plus intello.
— On a beaucoup écrit sur les femmes qui ont joué un rôle important lors de la Révolution française. Je ne doute pas que tu aies lu de nombreux livres sur elles.
— Euh... Sans doute.
— Je suis certaine que tu t'es demandé pourquoi personne n'a écrit sur les femmes qui étaient contre la Révolution.
— Effectivement, dit-il en baissant les yeux sur ses chaussures. Je me suis beaucoup interrogé à ce sujet. Hic !
— Moi aussi ! Ce qui est particulièrement incompréhensible, c'est que nous savons peu de choses des femmes qui ont combattu aux côtés des paysans vendéens lors de l'insurrection de 1793, également connue sous le nom de Guerre en Vendée ou de Chouanneries.
— Oui. Incompréhensible.
— Les contemporains de ces femmes les appelaient Amazones, je résume, yeux plissés. Tu le savais, n'est-ce pas ?
— Oui. Heu. Bien sûr. Les célèbres... hic... Amazones de Vendée.
Ses yeux commencent à fuir à gauche et à droite.
Je m'en sors très bien ! Encore quelques minutes et il s'éloignera à la recherche de quelqu'un d'autre avec qui flirter.
— Tu ne vas pas me croire, dis-je, mais à part quelques brèves mentions, il n’y presque rien sur Marie Sullivan, Breteuil de son nom de jeune fille, qui est pourtant, à mon avis, la plus intéressante de toutes les Amazones.
— Ah !
Je tape des mains, ignorant son manque d'enthousiasme.
— Tu dois brûler d'envie de savoir pourquoi je crois qu'elle est l'Amazone la plus captivante !
— J'ai hâte de le savoir.
— Marie s'est battue comme une lionne, couvrant la retraite des troupes insurgées du Mans, une fois la bataille perdue. Mais ce n'est pas tout. Elle a également écrit des poèmes et a sans doute rédigé des essais, même si je ne les ai pas encore trouvés.
— Waouh.
Sa voix est plate et ses pieds ne sont plus tournés vers moi mais légèrement vers l'extérieur.
On y est presque !
— C'est hallucinant, je poursuis, que nous en sachions si peu sur cette femme remarquable à cause du peu d'intérêt que les historiens lui ont porté. On ne connait pas son lieu de naissance, et sa vie avant 1792 reste entourée de mystère.
— Hum-hum.
— Était-elle seulement originaire de Vendée ? je continue. Dans ses poèmes, elle utilise des termes et des expressions en vogue en dialecte savoyard de l'époque. Était-elle alors originaire de Savoie ou même de Suisse, comme toi ?
— Ou de Mont Évor.
— Pardon ? je demande en fronçant les sourcils. Tu as dit « Mont Évor » ? Je n'ai jamais entendu ce nom auparavant.
— Moi non plus, pas avant ma promotion.
— Raconte !
Il se penche vers moi et me fait un clin d'œil.
— Ça existe ! Je veux dire, c'est un endroit réel. Je veux dire... hic... un pays. Le représentant des Services de renseignement suisses à l'ambassade m'a briefé dessus il y a quelques jours.
Il lève les mains de part et d'autre de sa tête et écarte ses doigts comme si cette information avait fait exploser son cerveau.
Est-ce qu'il vient de dire ce que je pense qu'il a dit ? Un pays ? Était-ce une ânerie d’alcoolo ou bien l'alcool le fait-il déballer une information hautement confidentielle qu'il n'aurait jamais révélée autrement ?
Mais comment serait-ce possible ?
— Un pays, rien que ça ? je me moque. Mais où trouverait-on de la place sur la carte surchargée de l'Europe pour un pays secret ?
— C'est une minuscule principauté dans les Alpes.
— Mais...
— Et certains autochtones vivent parmi nous en se cachant à la vue de tous ! lance-t-il en regardant autour de lui avant de baisser sa voix pour chuchoter : Il y a ce chirurgien esthétique à Cannes, Arnaud Launay...
— Ce nom m’évoque quelque chose... Ah oui ! Elle a fait un reportage sur lui il y a quelques mois.
Je me souviens du portrait qui illustrait l'article. Il ne fait aucun doute que le magazine l’a photographié sous la lumière la plus flatteuse, mais quand même, le gars reste un beau gosse, du genre qui pousse les femmes à faire des trucs dingues pour avoir une chance de passer une semaine dans ses bras.
— Apparemment, c'est un Évorien, murmure Jorg, l’haleine empestant l'alcool. Et pas du menu fretin !
Il se trouve que je vais à Cannes la semaine prochaine pour couvrir le Festival pour Voilà.
C'est un signe.
— Que peux-tu me dire d'autre sur Mont Évor ? je demande à Jorg.
Il ouvre la bouche pour dire quelque chose, mais il rote, s’étouffe à moitié et finit par se vomir dessus.
Plusieurs personnes, dont Damien, se précipitent vers nous. Damien s'excuse pour son ami. Deux autres gars conduisent Jorg vers la sortie, tandis que Damien appelle un taxi.
Je m'éloigne de l'endroit malodorant et me dirige vers le balcon pour prendre l'air. En moins d'une minute, Patricia me rejoint.
— Je suis vraiment désolée que Jorg ait vomi devant toi, dit-elle.
— Au moins, il a eu la courtoisie de ne pas me vomir dessus, alors t'inquiète !
Elle scrute mon visage.
— Avoue-le, tu es soulagée, n'est-ce pas ? Tu sais, il essayait juste de te faire la conversation, de danser avec toi, de te faire sortir de ta zone de confort...
— N’exagère pas ! Je converse tous les jours avec plein de monde et je danse souvent.
— Tu parles avec tes amis ou tes collègues, argue-t-elle. Mais jamais un célibataire en vue.
— Ils finissent toujours par me décevoir, comme ton copain Jorg, fais-je remarquer en haussant les épaules. Je me préserve, c’est tout.
Elle me lance un regard las.
— Tu veux te protéger, je le comprends parfaitement. Tu es sur tes gardes à cause de ton état, et à cause de la façon dont ton imbécile d'ex...
— Ce n'est pas vrai ! Enfin, pas totalement vrai.
— Tu n'as pas eu de petit ami depuis qu'il t'a larguée, Sacha ! C'était il y a quatre ans. Quatre ans ! À vingt-huit ans, tu ne crois pas qu’il serait temps de te remettre en selle ?
— Je n'ai rencontré personne d'assez intéressant pour avoir envie de m’encombrer d’une relation de couple.
— Tu n'as pas eu de relations courtes non plus. Pas même un plan cul !
— Et qu'est-ce que tu en sais ? je demande en la regardant fixement. As-tu fait installer une caméra cachée dans mon appart ?
En vérité, elle n'en a pas besoin. Maman vient chez moi presque tous les soirs. Elle sait tout. Et, visiblement, elle partage ses informations avec Patricia. Argh !
L'expression de ma sœur s'adoucit.
— Si tu acceptes mon rein, tu pourras vivre une vie normale.
— Ma vie est parfaitement normale, dis-je en me hérissant. De plus, j'ai déjà reçu un rein. Mais mon corps l'a tout de suite rejeté et si résolument qu'on a dû m'ouvrir de nouveau pour le retirer.
— Ce rein provenait d'un donneur décédé non apparenté. Tu aurais beaucoup, beaucoup plus de chances avec le mien.
Je relève le menton.
— Merci, mais non merci. Je préfère être sous dialyse plutôt que de subir une nouvelle transplantation et voir le greffon rejeté une fois de plus !
En plus, la perspective que ma petite sœur se fasse prélever un organe pour rien me terrifie. Si mon système immunitaire tue à nouveau la greffe – ce qui est fort probable – elle m'en voudra pour le restant de ma vie. Et je me détesterai pour le restant de la mienne...
— Son visage se décompose.
Félicitations, Sacha ! Tu as réussi à vexer ta sœur le jour de ses fiançailles. Il faut que je dise un truc, n’importe quoi qu'elle sera contente d'entendre... Ça y est, j'ai trouvé !
Je lui adresse un grand sourire.
— Tu sais quoi ? Je vais appeler Jorg demain.
— C’est vrai ? Tu vas lui donner une chance malgré tout ?
— Ce serait malpoli de ne pas le remercier d'avoir dirigé le vomi sur lui plutôt que sur moi.
Elle hoche la tête, visiblement rassurée.
Ce que je ne lui dis pas, c'est que je n'ai aucune intention de sortir avec Jorg. Mais j'ai résolument l'intention d'en savoir plus sur ce pays secret dont il a fait mention, Mont Évor.
FIN DU CHAPITRE 1